L’évolution des marchés d’exportation d’une entreprise influe sur ses décisions d’innovation.

Les entreprises manufacturières françaises brevettent davantage lorsqu’elles sont soumises à un choc de demande étrangère, c’est-à-dire lorsque leurs marchés d’exportation croissent plus fortement de manière exogène. La hausse du nombre de brevets est perceptible deux à cinq ans après un tel choc de demande, mettant en évidence le temps nécessaire pour innover. Cet effet est entièrement imputable aux entreprises initialement les plus productives. Outre ses effets sur l’innovation, un choc de demande étrangère a un effet positif et immédiat sur les ventes et l’emploi des entreprises, et ceci quel que soit leur niveau de productivité.
Matthieu Lequien (division des études macroéconomiques, Insee)
De nombreux événements, comme la crise liée à la Covid-19, ou les politiques commerciales affectent le commerce international. Au-delà de leurs effets immédiats, ces chocs commerciaux peuvent avoir des conséquences à long terme, notamment sur l’innovation des entreprises, l’un des principaux moteurs de la croissance économique. L’ampleur économique de ce lien est considérable. Selon la spécification la plus prudente, une expansion de 1 % de la demande étrangère entraînerait 52 brevets prioritaires supplémentaires dans le secteur manufacturier français, soit une hausse de 0,64 % de ces brevets. Cette étude analyse comment la quantité et la qualité de cet effet sur l’innovation évoluent dans le temps et varient selon les entreprises (au sens des unités légales) ayant différents niveaux initiaux de productivité.
Les innovateurs sont plus productifs, réalisent un chiffre d’affaires plus élevé et exportent davantage.
Un faible nombre d’entreprises concentrent encore plus les brevets que les exportations, elles-mêmes plus concentrées que le chiffre d’affaires ou l’emploi. En effet, le top 1 % des entreprises déposant des brevets en possède 91 % en 2007, tandis que le top 1 % des entreprises en matière d’exportations (chiffre d’affaires) réalise 70 % des exportations totales (respectivement 51 % du chiffre d’affaires total ; figure 1). Dans un même secteur, les entreprises exportatrices génèrent un chiffre d’affaires plus élevé, ont plus d’employés que les non-exportatrices ; elles sont aussi plus productives. Même à secteur et emploi donnés, une entreprise exportatrice réalise un chiffre d’affaires supérieur à celui d’une entreprise non exportatrice, avec une valeur ajoutée par travailleur supérieure de 18 %. Au sein de ces entreprises exportatrices, déjà plus grandes et performantes, les innovantes (celles avec au moins un brevet) se démarquent : elles sont encore plus grandes, plus productives et exportent davantage et vers plus de destinations.

En outre, innover et exporter sont fortement liés : seules 5 % des entreprises ayant déposé au moins un brevet entre 1995 et 2012 n’ont jamais exporté sur cette période. Ce lien entre innovation et exportations porte non seulement sur la marge extensive,(les entreprises n’exportant pas brevettent très peu souvent), mais aussi sur la marge intensive (plus une entreprise exporte, plus elle a de chances d’innover. (figure 2).

Au-delà de cette corrélation très nette entre exportations et innovation au sein des entre prises manufacturières françaises, l’étude cherche à identifier l’effet causal des exportations sur l’innovation. La stratégie d’identification repose sur la construction d’un choc de demande qui suit l’évolution des marchés d’exportation d’une entreprise tout en restant indépendant des décisions de l’entreprise.
Une hausse de la demande étrangère conduit une entreprise à innover davantage 2 à 5 ans après
En premier lieu, une hausse exogène de la demande étrangère adressée à une entreprise conduit cette entreprise à innover davantage. Cet effet du choc de demande sur l’innovation (i.e. sur le nombre de brevets) est spécifique aux entreprises en bénéficiant. En effet, il est observé en comparant des entreprises appartenant aux mêmes secteurs ; il n’est donc pas seulement lié à l’appartenance sectorielle (contrairement à [Acemoglu et Linn, 2014]). En outre, l’innovation a lieu 2 à 5 ans après un choc de demande, ce qui est cohérent avec le temps de la recherche et développement et du dépôt de brevet (figure 3).

En revanche, les ventes et l’emploi augmentent immédiatement à la suite du choc : il y a un effet tangible et immédiat sur l’activité de l’entreprise, ce qui confirme que la réponse à ce choc de demande étrangère est bien liée à l’augmentation de la taille du marché (figure 4).

Seules les entreprises les plus productives innovent davantage après une hausse de la demande étrangère.
L’effet du choc de demande étrangère sur l’innovation est entièrement porté par les entreprises dont la productivité est supérieure à la médiane de leur secteur (mesurée une année initiale avant tout choc de demande). Aucun effet sur l’innovation n’est visible dans les entreprises les moins productives et la différence d’effet entre entreprises plus ou moins productives est toujours significative au seuil de (un) : 1 %. Cette réponse hétérogène pourrait a priori simplement refléter que les entreprises les plus productives bénéficient prioritairement du choc de demande. Mais ce n’est pas le cas puisque l’effet sur les ventes et l’emploi n’est pas différent pour les entreprises à productivité initiale faible ou élevée.
La construction de chocs de demande placebos, dans lesquels les produits ou les destinations déterminant l’exposition des entreprises aux marchés d’exportation ont été tirés au hasard, montre qu’il est hautement improbable qu’une entreprise à forte productivité aurait autant innové « de toute façon », c’est-à-dire sans le vrai choc.
Une concurrence accrue après une hausse de la demande pourrait freiner davantage l’innovation des entreprises les moins productives
Ces résultats peuvent être interprétés à travers le prisme d’un modèle de commerce international avec concurrence monopolistique d’entreprises hétérogènes. Une demande accrue sur les marchés d’exportation générerait un effet d’échelle qui rendrait l’innovation plus attrayante pour toutes les entreprises, mais aussi un effet de concurrence par l’entrée d’entreprises supplémentaires sur ce marché. Cet effet de concurrence réduirait de manière disproportionnée les incitations à innover dans les entreprises à faible productivité. Avec ces deux effets, un choc de demande étrangère générerait plus d’innovation dans les entreprises à forte productivité que dans celles à faible productivité. Les mécanismes identifiés par cette modélisation rendent ainsi compte des résultats observés empiriquement. Ce modèle est détaillé dans [Aghion et al., 2020]. D’autres mécanismes pourraient naturellement être à l’œuvre. Par exemple les entreprises les plus productives pourraient plus facilement absorber un coût fixe de l’innovation grâce à leurs marges plus élevées, ou faire face à de l’incertitude sur le rendement de la R&D ou la taille de marché. ■
Définitions
L’innovation est ici approchée par le nombre de dépôts de brevets prioritaires, c’est-à-dire la première publication décrivant une invention, les dépôts suivants protégeant la même propriété intellectuelle dans d’autres juridictions n’étant pas prioritaires et donc non comptabilisés.
Sources : Pour étudier comment la demande étrangère affecte l’innovation des entreprises, l’étude mobilise les données des Douanes, la base Baci de commerce international du Cepii, les données administratives DGFiP/ Insee Ficus/Fare et les données Patstat de brevets de l’Office européen des brevets. Les bases Patstat et le répertoire Sirene ont été appariés sur le nom des entreprises, par une méthode de Machine Learning, afin d’associer aux déposants de brevets leur numéro Siren (absent de Patstat). L’analyse porte sur les entreprises françaises manufacturières et couvre la période 1995-2012.
L’effet hétérogène d’un accès facilité à l’exportation sur les investissements technologiques est documenté par [Bustos, 2011] et [Lileeva et Trefler, 2010]. Cette étude contribue à la littérature, notamment avec l’utilisation des brevets pour mesurer l’innovation des entreprises. Ainsi, l’innovation est approchée par le nombre de dépôts de brevets prioritaires, c’est-à-dire la première publication décrivant une invention, les dépôts suivants protégeant la même propriété intellectuelle dans d’autres juridictions n’étant pas prioritaires et donc non comptabilisés. Ceci évite de capturer le lien mécanique qu’il peut y avoir entre nombre de brevets et marchés d’exportation puisqu’une entreprise présente sur de nombreuses destinations aura tendance à déposer de nombreux brevets non prioritaires pour y protéger ses produits. Une deuxième mesure de l’activité d’innovation porte sur le nombre de citations venant d’autres brevets et reçues dans les cinq ans suivant le dépôt de ses brevets une année donnée. Les résultats sont robustes à d’autres mesures de brevets.
Les analyses sont effectuées au niveau de l’unité légale. Si un groupe enregistre ses brevets et ses exportations dans des unités légales différentes, alors le lien entre brevets et exportations n’est pas capturé. Ce problème se pose également dans le cas des multinationales. Ainsi, les brevets peuvent être localisés au nom d’une filiale dans un pays étranger alors que la production et les exportations sont situées en France. Inversement, l’activité de R&D peut être localisée en France alors qu’une part importante de la production est délocalisée dans d’autres pays. Dans tous ces cas, le lien approprié entre les chocs à l’exportation pour ce producteur et une innovation induite (brevets) n’est pas enregistré, ce qui biaise les coefficients estimés vers 0. Si l’information sur les groupes et les multinationales était disponible, les résultats empiriques en seraient probablement renforcés.
Méthodes
Pour identifier l’effet causal des exportations sur l’innovation, la stratégie d’identification repose sur la construction d’un choc de demande qui suit l’évolution des marchés d’exportation d’une entreprise tout en restant indépendant des décisions de l’entreprise. S’appuyant sur la méthodologie des instruments shift-share et de travaux comme [Hummels et al., 2014], ce choc est construit de la manière suivante. Les entreprises sont exposées à des chocs agrégés, la croissance chaque année des importations dans un pays pour un produit venant du reste du monde sauf de France. Elles sont exposées au choc agrégé venant d’un pays pour un produit donné seulement si elles exportaient ce produit vers ce pays la première année de l’échantillon. Plus précisément, le choc pour une entreprise est égal à la somme de tous les chocs agrégés pondérés par la part que représentaient chaque pays et chaque produit dans le chiffre d’affaires total de l’entreprise durant cette année initiale. Utiliser une année initiale (la première année pour chaque entreprise avec des exportations positives), qui n’est ensuite plus utilisée dans les régressions, pour définir les marchés d’exportation auxquels est exposée une entreprise permet de s’assurer que l’innovation de l’entreprise à une date donnée n’influe pas sur le choc de demande étrangère via la sélection chaque année des marchés d’exportation. Exclure les exportations françaises vers les marchés d’exportation pour le calcul du choc agrégé permet d’éliminer des sources de variation venant de France et qui pourraient être corrélées aux variables d’intérêt de l’entreprise française.
La stratégie d’estimation principale consiste à régresser une variable d’intérêt de l’entreprise, la croissance de sa taille et son activité de brevets, sur des avances et des retards du choc de demande, des contrôles (niveaux et évolutions des ventes et de l’emploi l’an née initiale) et des effets fixes secteur-année. Pour pallier les nombreux zéros présents dans les données de brevets, des régressions negative binomial sont aussi utilisées.
Pour en savoir plus
• Aghion P., Bergeaud A., Lequien M., Melitz M.-J., “The Heterogeneous Impact of Market Size on Innovation: Evidence from French Firm-Level Exports”, Documents de travail n° G2020/11, Insee, novembre 2020.
• Hummels D., Jørgensen R., Munch J., Xiang C., “The Wage Effects of Offshoring: Evidence from Danish Matched Wor ker-Firm Data”, American Economic Review, 104 (6), 1597–1629, juin 2014.
• Bustos P., “Trade Liberalization, Exports, and Technology Upgrading: Evidence on the Impact of MERCOSUR on Argentinian Firms », American Economic Review, 101 (1), 304–340, février 2011.
• Lileeva A., Trefler D., “Improved access to foreign markets raises plant-level productivity… for some plants”, The Quarterly journal of economics, 125(3), 1051–1099, aout 2010.
• Acemoglu D., Linn J., “Market size in innovation: theory and evidence from the pharmaceutical industry”, The Quarterly journal of economics, 119 (3), 1049–1090, août 2004.
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Rédactrices en chef : A. Goin, S. Pujol Rédacteurs : C. Lesdos, P. Glénat
Maquette : B. Rols Code Sage : IA2058 ISSN 2416-7851 © Insee 2019
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